Le kaléidos-covid - CHAPITRE TROIS: Les métiers oubliés
Interview : mdg mdg (avec la participation de Claire Allard) / Photos : Philippe Santantonio
avec Catherine Tilmant (maquilleuse, habilleuse pour le théâtre et le cinéma), Stéphane Delory (Live4Life), Charles Devroye (La Film équipe)
"Les métiers du spectacle ne comptent pas leurs heures. Ils commencent tôt et finissent tard. Ils travaillent souvent le week-end et en soirée. Ils mènent pour la plupart une vie de famille compliquée. Tout ça pour un salaire rarement à la hauteur…
Depuis mars dernier, ils sont perdus et ballotés d’une administration sourde à une autre aveugle. D’ordinaire, ils alignent les contrats courts toute l’année durant. Ils paient leurs impôts et cotisations sociales comme n’importe quel autre travailleur. Depuis 7 mois, ils sont privés de leur passion et privés de ressource. Le système les traite comme s’ils n’avaient jamais travaillé, jamais cotisé. Aucune case ne les accueille."
Claire Allard - No tech No show
Se réinventer… Une rengaine qui revient perpétuellement sur la table. Table de mixage, table de maquillage… Même(s) combat(s)… Voici une histoire de résilience, de patience, de débrouillardise… et d’abandons aussi…
Livre "Les hommes de l'ombre" (www.clairea-men.webnode.fr)
Pouvez-vous nous présenter vos activités en quelques mots ?
Stéphane Delory (SD) : Je suis gérant de Live 4 Life depuis bientôt 18 ans. L4L est active dans les domaines du son, de la lumière et de la vidéo. On s’occupe d’installations fixes, de prestations et de locations pour des événements.
Charles Devroye (CD) : Je suis Charles, de la Film équipe, petite boite d’audiovisuel au sens très très large : captations vidéos live, vidéos promotionnelles, installations de caméras de surveillance, formations… On fait à peu près tout, on est des généralistes de l’audiovisuel.
Catherine Tilmant (CT) : Je suis maquilleuse et habilleuse pour le cinéma et le théâtre. Je passe d’un tournage aux coulisses du théâtre. Je suis peintre et illustratrice à mes heures perdues mais mon activité professionnelle est en plateau.
Lors du premier confinement, vos activités se sont brusquement interrompues. Comment avez-vous vécu cette période ?
SD : Comme une gros grosse claque. J’ai vu tous mes contrats reportés ou annulés en quelques jours.
Avec ou sans dédommagement ?
SD : Il y a eu différents cas de figure. Là où des acomptes avaient été versés, on les a gardés pour les futures éditions. Certains ont demandé à être remboursés. D’autres qui avaient eu des aides m’ont proposé de facturer la moitié des prestations. L’un dans l’autre, j’ai perdu la moitié de mon chiffre d’affaire en un mois.
Et au niveau de la Film équipe ?
CD : Le premier confinement nous a fait très mal. Après la phase des reports, nos contrats ont été tout simplement annulés. On a revu notre façon de travailler et on a envoyé des mails partout pour proposer nos services en matière de captation live et de créateurs de visibilité. C’est comme ça qu’on a commencé à filmer des conseils communaux et des messes. Au final, on a limité la casse, mais on a aussi perdu 50% de notre chiffre d’affaire.
SD : Il a fallu rebondir, se réinventer complètement. Avec la Film équipe, on a notamment organisé la remise des résultats des Rhétos de Championen mode drive in, avec live sur Facebook, écran géant, son renvoyé dans les voitures en FM. C’était important pour les jeunes, les parents et l’école de marquer le coup malgré tout. On a aussi installé des systèmes d’éclairage désinfectant. J’ai fait le tour des cabinets dentaires. Ça va un temps mais ce n’est pas tenable sur le long terme, ce n’est pas notre métier…
Ça va être compliqué de trouver des dates parce qu’il y a déjà un paquet de reports en attente avant de pouvoir recaser la deuxième vague de créations…
Catherine Tilmant
Et pour toi, Catherine, comment ça s’est passé ?
CT : Lors du premier confinement, tous mes contrats au théâtre ont été annulés. Et cette fois-ci, j’étais en création avec une équipe qui devait commencer à jouer. Ils se retrouvent bloqués au beau milieu d’un travail d’écriture avec un décor prêt à jouer. Ça va être compliqué de trouver des dates parce qu’il y a déjà un paquet de reports en attente avant de pouvoir recaser la deuxième vague de créations…
Lors de la première phase, on parlait de reports. Maintenant, on parle davantage d’annulations ?
SD : Il y a aussi des organisateurs qui ont déposé le bilan et qui ne sont plus là. Et ça c’est autant de travail en moins pour nous…
Autour du mois de mai, tout le monde quitte son potager et remet son vélo au garage, les bars et les musées ouvrent à nouveau. Les affaires reprennent aussi un peu pour vous ?
CT : A ce moment, c’est la fin de la saison au théâtre mais heureusement le cinéma reprend. J’ai alors de chouettes contrats. Avec les masques et tout, c’est un peu le bordel mais ça fonctionne et on peut retravailler.
Le maquillage, c’est un métier de proximité. Comment tu parviens à travailler dans ce contexte sanitaire ?
CT : Avec le gros masque, le FFP2. Je désinfecte tout tout le temps, j’ai des trousses différentes pour chaque comédien, je me lave les mains 36 fois… Il y a un responsable covid sur chaque tournage pour veiller à la mise en place et au respect des règles.
Alors que d’ordinaire en juillet-août on bosse tous les jours sans arrêt, là on était content quand on sortait 2 jours par semaine…
Charles Devroye
Comment s’est passé votre été ?
CD : Quel été ?
SD : On a surtout fait des trucs qui n’avaient rien à voir avec notre métier. On a aussi fait un chouette projet pour la RTBF : 12 captations dans 6 lieux différents. Quelques petits concerts aussi, notamment à Hélécine, au théâtre de verdure et à la citadelle. On a travaillé un petit peu mais rien à voir avec un été classique, ce n’est pas de tout le même flux !
CD : Alors que d’ordinaire en juillet-août on bosse tous les jours sans arrêt, là on était content quand on sortait 2 jours par semaine…
SD : Et c’est pas fini…
Livre "Les hommes de l'ombre" (www.clairea-men.webnode.fr)
Un soutien ciblé, plus au cas par cas, et qu’on arrête de laisser des gens sans rien. Ça n’est pas normal. Les techniciens qui ne sont pas indépendants, qui n’ont pas de statut, ils n’ont droit à rien… Certains se sont retrouvés à désinfecter les caddies au supermarché. C’était ça ou rien.
Catherine Tilmant
Comment vous vivez la rechute ?
CT : Si elle est nécessaire pour la santé publique, il n’y a pas le choix… Par contre, ce qui m’ennuie, c’est que certaines boites restent quand même ouvertes. Je n’ai pas l’impression que les décisions soient super équilibrées. On est dans une société qui est à la masse. Vous croyez que je peux vivre décemment avec ce que je touche du chômage ?
CD : Nous, on a eu le droit passerelle mais c’est de la survie. Ça nous paie tout juste les frais récurrents.
SD : Dans notre secteur, on a encore la chance d’avoir ça mais il y en a qui n’ont rien du tout. Et à côté de ça, certains ont pu cumuler plusieurs fois la prime de la Région wallonne. Ce n’est pas équitable.
Vous auriez attendu quoi comme soutien ?
SD : Un soutien ciblé, plus au cas par cas, et qu’on arrête de laisser des gens sans rien. Ça n’est pas normal. Les techniciens qui ne sont pas indépendants, qui n’ont pas de statut, ils n’ont droit à rien… Certains se sont retrouvés à désinfecter les caddies au supermarché. C’était ça ou rien.
Qu’est-ce que cette crise a changé dans votre manière de travailler ?
SD : Ça fait relativiser et réfléchir autrement. Après 18 ans de boites, tu cours après la rentabilité, tu veux grossir sans cesse. Mais là, faut arrêter ça. Je ne vais plus faire que des projets qui m’amusent et des trucs intéressants financièrement, sans prise de tête, sans risque. C’est un gros changement par rapport aux perspectives que je m’étais fixé. L’avenir de la boite sera plus mesuré, plus juste, plus humain aussi. Quand t’as l’habitude de travailler 30 jours par mois et que, du jour au lendemain, on te met à pied et que tu restes chez toi, tu prends du temps avec tes enfants et tu (re)vis différemment. Donc là, si on me dit de repartir sur la route et de recommencer à travailler 30 jours/mois, je dis non. Je ne reprendrai plus le même rythme. C’est le côté très positif de cette situation !
Vous avez l’air très sereins tous les trois…
SD : Je suis vachement moins stressé maintenant qu’aux mois de mars et avril.
CD : Je suis stressé financièrement, mais le stress du travail est un peu parti, la pression de devoir honorer tous les contrats, d’avoir tant de trucs à faire.
CT : On n’a pas le choix et je pense que les difficultés sont différentes pour chacun. Moi, je ne gagne pas énormément à la base donc je ne perds pas grand-chose…
Certains organisateurs en profitent : « tes techniciens, ils n’ont rien à faire, donc ils seront contents de venir pour 150 balles par jour »… C’est dit ouvertement et ça n’est pas rassurant pour l’avenir.
Stéphane Delory
Oui mais quand on n’a pas beaucoup, ce qu’on perd est essentiel…
CT : Oui, c’est vrai mais personne n’en a tellement rien à foutre… On trouve toujours des solutions. Je suis débrouillarde.
SD : Si tu veux faire un article sur des gens qui pleurnichent, t’es mal tombée ! On ne va pas dire que tout va bien et que c’est la fête, mais on s’en sort.
Comment vous voyez l’avenir ?
SD : Certains organisateurs en profitent : « tes techniciens, ils n’ont rien à faire, donc ils seront contents de venir pour 150 balles par jour »… C’est dit ouvertement et ça n’est pas rassurant pour l’avenir.
CD : On a diminué nos coûts matériel, mais pas nos prix sur la personne. On amortit moins bien le matériel mais c’est grâce à ça qu’on a encore des contrats.
On est resté optimiste et on a repensé notre façon de travailler, plus en collaboration. On travaille aujourd’hui avec nos concurrents d’hier. On se soutient. Pour moi, les relations internes au secteur en sortent grandies. Et de ça aussi il restera quelque chose !
Charles Devroye
Si je ne citais qu’une seule de vos phrases, ça serait laquelle ?
SD : Qu’en restant optimiste, ça va aller, mais c’est grâce à nous, pas grâce à l’État. C’est grâce au fait qu’on retombe toujours sur nos pates et qu’on est tout terrain, bon gérant.
CD : On s’est recréé grâce à notre débrouillardise et à notre capacité à changer, à évoluer, à nous adapter. On est resté optimiste et on a repensé notre façon de travailler, plus en collaboration. On travaille aujourd’hui avec nos concurrents d’hier. On se soutient. Pour moi, les relations internes au secteur en sortent grandies. Et de ça aussi il restera quelque chose !
CT : Une phrase de Frida Kahlo exprime bien mon état d’esprit : « Ne fais pas attention à moi, je viens d’une autre planète. Je vois toujours des horizons où tu dessines des frontières. ».